Marché monétaire, crises monétaires, spéculation financière

Dans les articles précédents, nous avons vu que les banques sont en première ligne de la Création Monétaire : elles décident des orientations à donner à la circulation monétaire, du montant des crédits à accorder à l’économie réelle, de qui va pouvoir en bénéficier ou non. Leur action ne se résume pas à permettre aux entrepreneurs d’obtenir des financements ; implicitement elles donnent une direction à l’économie (ou au minimum choisissent entre plusieurs directions) et sont responsables du bon fonctionnement du système monétaire : en un mot leur rôle est stratégique.

Or, les opérations de dépôts et crédits ne sont pas leurs seules sources de revenus. La plupart des pays ont adopté le modèle de la « Banque Universelle », qui peut vendre toutes sortes de produits comme des conseils en gestion, des assurances, les données personnelles de leurs clients, ou même des services de téléphonie. Et notamment, si elles ont si mauvaise réputation aujourd’hui c’est qu’elles pratiquent la spéculation financière.

Pour faire simple, par l’intermédiaire de fonds d’investissement les banques achètent et vendent des titres financiers dans l’unique but de faire un bénéfice lors d’une variation de prix, et dans le même temps achètent et vendent des assurances pour se prémunir contre lesdites variations. Elles disposent ainsi d’un panel d’instruments financiers complexes leur permettant de s’enrichir lorsque les prix montent, et de s’enrichir lorsque les prix baissent : indépendamment, donc, des conséquences pour les producteurs. Là aussi la responsabilité est grande, car les montants engagés font qu’elles peuvent provoquer elles-mêmes des hausses et des baisses des prix, et pas toujours dans le sens d’une plus grande stabilité. Par ailleurs, leurs « paris » spéculatifs se font souvent avec un effet de levier : la banque peut multiplier sa mise de départ par deux ou plus si elle « gagne », mais peut aussi perdre au moins dix fois sa mise. Et dans le cas d’une erreur d’estimation, c’est tout l’établissement qui est menacé de faillite… en évaporant au passage l’argent des épargnants.
La BCE et les États sont alors obligés d’intervenir pour renflouer les banques et éviter la catastrophe… à moins qu’ils ne décident de la renflouer officiellement avec l’argent des déposants, comme cela a été fait à Chypre et comme la directive « BRRD » l’autorise désormais dans toute l’Europe. Peu rassurant lorsque l’on sait que la part des titres financiers à l’actif des banques a été multipliée par 7 entre 1980 et 2014, pour représenter aujourd’hui 37 % de leur bilan. 1Les économistes atterrés – La monnaie. Un enjeu politique, page 70.

Un argument courant en faveur de la spéculation est que les « produits dérivés » utilisés sont effectivement des produits d’assurance, et qu’ils permettent aux producteurs de se prémunir contre des variations de prix. Mais regardons maintenant le volume des souscriptions : L’Autorité Européenne des Marchés Financiers (ESMA) recense dans son rapport pour 2019 un montant « notionnel » (à savoir la valeur des produits assurés) de 735 mille milliards d’euros, qui correspond à 7 fois la production annuelle mondiale… et qui est en hausse de 11% par rapport à l’année précédente.
Toujours d’après ce rapport, on peut observer que la moitié des contrats concernent des taux de changes entre monnaies… ce qui nous amène à l’aspect sans doute le plus grave du système actuel.

Car histoire de rajouter de l’instabilité à l’instabilité, et pour finir notre tour d’horizon, il reste à parler de la manière dont les échanges se font entre les différentes zones monétaires. Il ne vous a peut-être pas échappé que les monnaies sont parfois déséquilibrées, au point qu’un citoyen de la zone euro voyageant dans un pays étranger a son pouvoir d’achat multiplié par 3 ou 4. En effet, rien ne garantit, dans le système actuel, que la valeur relative de deux monnaies soit équilibrée en fonction de l’activité économique réelle à laquelle elles sont censées correspondre: car depuis quarante ans les monnaies sont échangées selon le principe de l’offre et de la demande, au même titre que les autres biens issus de la production de l’homme. Et cela pose quelques problèmes.
Imaginez que souhaitiez importer un produit depuis les États-Unis. Pour acheter ce produit, vous allez devoir convertir votre monnaie dans celle du pays, on dit alors que vous souhaitez « acheter » du dollar. Ce faisant, vous augmentez la demande de dollars, et il n’y a peut-être pas d’américains souhaitant « acheter votre monnaie » pour la compenser. Dans quel cas le « prix » que vous allez devoir payer (la quantité de votre propre monnaie que vous allez devoir fournir en échange) va augmenter. C’est un peu comme si on jaugeait les zones économiques entre elles : s’il y a beaucoup plus de gens voulant sortir de votre zone monétaire que de gens voulant y rentrer, alors elle sera comme dépréciée ; tout ce qui sera produit chez vous sera moins cher que la production équivalente dans les zones monétaires plus demandées.


On pourrait croire que ce genre de déséquilibre ne tiendrait pas longtemps, que les étrangers ne tarderont pas à s’apercevoir qu’il leur est très favorable d’acheter leurs produits à moindre prix chez vous, et qu’ils regonfleront ainsi le « cours » (le prix) de votre monnaie. Mais la réalité est plus subtile : car il existe des techniques de spéculation permettant de s’enrichir en faisant baisser votre monnaie, d’autant plus faciles à mener que la zone monétaire est petite et que les fonds engagés par le spéculateur sont importants. On dit alors officiellement que votre monnaie est « attaquée »…
Ainsi, si votre monnaie est jugée trop vulnérable, les épargnants et les entreprises préféreront convertir leurs fonds dans une monnaie plus stable, plus « forte », qui s’en trouvera ainsi surévaluée.2L’effet est tellement important que le dollar est devenu monnaie de référence pour les échanges mondiaux, ce qui offre aux Etats-Unis un énorme avantage : celui de soumettre les utilisateurs de cette monnaie à la Loi américaine.
Selon la CADTM, 95 % des échanges de devises sont de type spéculatif : ces attaques ne sont donc pas théoriques. La plus connue est sans doute celle de la Livre Sterling en 1992, ayant conduit l’Angleterre à sortir du système monétaire européen, tout en permettant au fonds d’investissement Soros Funds d’empocher un milliard de dollars en une semaine (!). Plus dévastatrice, celle du Bath Thaïlandais en 1997 dont les dommages, selon le ministre chinois des affaires étrangères de l’époque, ont été similaires à ceux d’une guerre.3 « Full Text of Chinese FM’s Address at ARF » Xinhua, July 27, 1998 : «La crise financière est-asiatique s’est déclenchée de manière féroce et a causé de tels dommages qu’ils ne sont pas différents de ceux d’une guerre.» On parle beaucoup moins de celle menée depuis les années 60 par… les banques de Londres, qui ont organisé le déplacement de masses de dollars hors des États-Unis et ont finalement provoqué la dérégulation complète du système financier international en 1973. 4À ce sujet nous conseillons vivement la lecture de « Treasure Island » d’Oliver Shaxson, notamment le chapitre 5. C’est à elles que l’on doit la naissance de ce que l’on appelle le système « offshore », un ensemble de paradis fiscaux promouvant le secret bancaire à outrance, où il est impossible voire interdit de savoir qui détient quels capitaux, rendant donc impossible le contrôle de votre propre monnaie en dehors de vos frontières. Bref, un climat beaucoup plus propice aux intrigues, aux rapports de forces et à la géopolitique qu’au développement mutuel basé sur des principes physiques.

Le bilan de tout ceci ?
La stabilité des échanges mondiaux repose sur une pyramide de crédits et de dettes qui peut à tout moment s’effondrer. Des sommes d’argent énormes sont mises au service de la spéculation financière, accroissant de manière spectaculaire les inégalités sociales et détournant le travail humain de ce qui est réellement productif. A chaque crise, comme en 2008, les conséquences sont réelles et tangibles pour les populations : des conditions de vie qui deviennent plus dures, des licenciements économiques, des foyers expropriés, des vies entravées ou brisées. Des pays entiers se sont effondrés ou englués dans le sous-développement suite à une déstabilisation monétaire, offrant un terrain propice à l’apparition de conflits armés.
Et dans tout cela, nous observons une concentration de plus en plus grande des pouvoirs économiques entre les mains de quelques entreprises (notamment dans le secteur numérique avec les GAFAM), une gestion des ressources énergétiques qui semble n’offrir d’autre alternative que la pénurie, des populations qui se reconnaissent de moins en moins dans le futur qu’on leur propose et en viennent parfois à souhaiter l’effondrement.
Certes, les États ne peuvent en être tenus comme directement responsables car, nous l’avons vu, ils ne disposent pas des bons leviers. Ils sont par ailleurs dépendants des marchés de capitaux privés, sans qui ils ne peuvent financer leurs investissements et soutenir leur monnaie. Leur faute est par contre d’avoir sciemment transféré le contrôle de la création monétaire à d’autres acteurs : et il semble bien que les dirigeants des Instituts d’Émission et les banques, eux, n’ont pas su être à la hauteur de ces tacites responsabilités. La question se pose donc de continuer à leur déléguer entièrement cette mission d’intérêt général.

Lire la partie suivante : Des institutions financières sous tutelle démocratique

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