Cet article est le premier d’une suite pédagogique concernant l’importance d’un contrôle politique de la monnaie.
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S’il y a une question qui ne devrait pas échapper aux citoyens et aux plateaux de télévision, c’est bien celle du contrôle politique de la monnaie, et plus particulièrement de la Création monétaire. Non pas qu’elle soit plus importante que le retour au plein emploi, le financement des retraites, les inégalités sociales, la défense extérieure du pays ou le sauvetage de la planète. C’est plutôt que sans cet instrument de politique monétaire, même les gouvernements les plus honnêtes pourront difficilement y faire quoi que ce soit de significatif.
Vous le savez peut-être : des millions de dollars, d’euros, de yuan et autres monnaies sont créés chaque jour par les “Banques centrales” des différents pays du monde, que ce soit en imprimant des billets ou en créditant simplement un compte bancaire. Alors que le faux-monnayage est souvent considéré comme crime contre l’État et puni avec une extrême sévérité, il suffirait à ces institutions d’appuyer sur un bouton pour permettre à un acteur public ou privé de bénéficier instantanément de nouveaux moyens.
Et ce n’est pas forcément un mal. C’est par une création monétaire massive que Roosevelt a pu opérer son “New Deal” en 1932 et résorber le chômage de masse. C’est aussi grâce à elle, en partie, que la France a pu organiser sa reconstruction et prospérer après la seconde guerre mondiale. Loin d’être de la “triche”, ce procédé est légitime quand on regarde l’activité humaine dans son ensemble : les richesses générées par l’arrivée de nouveaux travailleurs ne peuvent être échangées dans de bonnes conditions si l’on n’augmente pas en conséquence la circulation monétaire. Ceci est vrai de manière générale pour tout projet visant à une croissance quantitative ou qualitative de la vie économique : si l’on veut perturber le moins possible le lien qui relie la monnaie au monde physique, tout changement dans l’un doit avoir sa contrepartie dans l’autre. Dans le cas contraire, cela constituerait un frein au développement des nouvelles activités tout en faisant baisser la valeur de l’argent.
Toute croissance économique réelle (et non fictive) doit donc au minimum être coordonnée avec une croissance monétaire. Après lecture vous verrez même qu’il est tout à fait pertinent de financer l’une avec l’autre : contrairement à l’entretien du système existant qui doit se faire avec des fonds existants, les investissements visant à créer des richesses nouvelles peuvent et dans certains cas doivent se faire par de la création monétaire.
Ainsi lorsqu’on cherche à évaluer l’Action Publique – typiquement pendant les élections nationales – c’est une erreur de ne discuter que des problématiques de fiscalité et du budget. Certes, il est utile de débattre du montant et du mode de prélèvement des taxes, impôts et autres cotisations sociales, ainsi que de la manière dont ces recettes sont réparties entre des postes comme l’éducation, la recherche ou l’armée; mais cela ne concerne que le maintien de l’activité existante.
Les politiques de création monétaire, au contraire, sont le reflet des choix que nous faisons pour les dix, vingt ou trente années à venir, de la direction dans laquelle nous souhaitons aller. C’est par ces politiques que l’on oriente et que l’on réorganise continuellement le travail humain, au fur et à mesure que de nouvelles forces productives viennent à être disponibles – lorsque des avancées techniques permettent de libérer du temps, des bras et des esprits. En l’occurrence, avec la robotisation massive de l’industrie et des services ce n’est pas une petite mutation technologique que nous avons devant nous. La question se pose donc de savoir vers quoi réorienter les millions de travailleurs qui seront mis en disponibilité : une surproduction effrénée de biens matériels, une évolution qualitative du niveau de vie, la recherche de nouveaux modes de production, le développement d’activités apportant du sens comme la recherche et les arts, ou l’explosion sociale.
Si l’on en parle si peu, c’est peut-être parce que ce levier de la Création monétaire a été soustrait à la démocratie : en France où sont écrites ces lignes et dans toute la zone euro, ce sont les banques privées qui en sont les bénéficiaires quasi exclusifs. La “Banque Centrale Européenne” contrôle indirectement la quantité de monnaie qui est mise en circulation (sous forme de prêts à court ou moyen terme, et à travers des taux d’intérêt plus ou moins élevés), mais ne regarde absolument pas ce qui est fait avec. Son dirigeant est d’ailleurs indépendant des pouvoirs publics, il n’a de consignes à recevoir ni de la population ni des élus. Dans un tel système, ce sont les banques privées qui décident de qui va pouvoir bénéficier de financements et pour quel projet, de quelle direction à prendre pour le futur, et si cela va se faire avec plus ou moins d’intervention publique. A quelques variations près c’est ainsi que cela fonctionne dans les 15 pays les plus “riches” du monde, à l’exception notable de l’Inde et de la Chine.
Il ne s’agit pas ici de faire le procès des banques privées pour leur usage du pouvoir de création monétaire ; il s’agit d’abord de remettre en cause ce système qui le leur délègue entièrement.
On entend de nombreux “experts” économiques, comme l’actuel président de la Banque de France François Villeroy de Galhau, dire que les gouvernements sont incapables de gérer la création monétaire, pour la simple et bonne raison que les élus ne manqueront pas de “faire marcher la planche à billets” comme si c’était un pouvoir magique leur permettant de maquiller leur mauvaise gestion budgétaire. En France, les chiffres de l’inflation ont plutôt tendance à démentir cette affirmation; et d’ailleurs si l’on suivait ce raisonnement, on pourrait aussi bien se demander si le président de la République est qualifié pour être le chef des armées, ou si l’on ne devrait pas laisser le commandement de la police à un “comité d’experts indépendants” plutôt qu’à des élus du peuple.
Mais l’on voudrait surtout que ces experts économistes nous expliquent en quoi il est plus sain de financer le déficit public en empruntant à des investisseurs privés, moyennant un taux d’intérêt, plutôt que de le faire directement à la Banque centrale. Alors que les recettes de l’État sont déjà amputées par la persistance du chômage de masse, que le budget est alourdi par certains investissements indispensables qui auraient dû être pris en charge par de la création monétaire, l’on se retrouve à devoir payer des intérêts tout sauf négligeables : en France en 2019, ils représentent la somme de 43 milliards d’euros, soit un huitième du budget de l’État et près de la moitié du déficit, tandis que la somme des intérêts payés entre 1979 et 2018 dépasse les 1500 milliards d’euros – somme proche des deux tiers de la production annuelle sur le territoire. Quant à la “relance économique” et la remise en activité des travailleurs, l’État qui n’a pas le gouvernail de la création monétaire n’a d’autre choix que d’attirer coûte que coûte les “investisseurs” étrangers, moyennant des concessions excessives vis-à-vis de juridictions douteuses comme les paradis fiscaux, des niveaux de rémunération des actionnaires incompatibles avec la bonne marche des entreprises, des logiques d’allègement de charges, d’exonération fiscale, de réglementations sur mesure et de privatisations qui entament encore plus ses moyens d’action… et participent à une situation où 80% des richesses générées mondialement reviennent à 1% de la population.
A tous ceux qui souhaitent un renouveau de la participation citoyenne dans la vie politique, un profond changement de système, ou même une nouvelle République, cette question du contrôle de la monnaie offre ainsi une grande opportunité : celle de remettre un indispensable levier de la construction humaine dans le champ du politique. Celle d’avoir enfin les moyens de donner une direction à l’effort collectif, que ce soit pour éradiquer la pauvreté, offrir des conditions de travail décentes pour tous, construire une alternative à la société de consommation et sa version digitale, ou prendre à bras le corps les questions écologiques. Celle d’avoir des hommes et des femmes politiques qui peuvent faire ce pour quoi ils ont été élus, plutôt que de faire des acrobaties pour sauver les apparences. Celle, éventuellement, de mettre des représentants des forces productives et des catégories socioprofessionnelles dans la boucle de décision, par la constitution d’un Conseil économique et social, car les différents corps de métiers sont tout aussi bien placés que les parlementaires – parfois mieux – pour savoir ce qui est souhaitable pour les entreprises.
Certes, il ne faut pas attendre des partis politiques majoritaires qu’ils se positionnent fermement en faveur d’un contrôle politique de la monnaie : l’idée est encore peu ancrée dans le débat public, et la défendre ne leur apporterait que beaucoup d’ennemis et trop peu d’alliés.
On n’a donc d’autre choix que de compter sur la population. Il faut qu’un nombre croissant de citoyens prennent conscience de l’importance de la création monétaire, et réalisent qu’il y a là un enjeu vital pour l’avenir à donner à notre société.
C’est souvent là que le bât blesse, dirait-on, le citoyen moyen étant d’ordinaire peu réceptif à ce genre de considération abstraite et ennuyeuse. À quoi l’on pourrait répondre que les débats politiques actuels sur la CSG, la taxe d’habitation ou le CICE sont tout aussi abstraits et ennuyeux, en plus de n’offrir que de maigres perspectives.
Il est vrai que les problématiques de finances semblent éloignées de la vie de tous les jours, même si la monnaie est un objet des plus communs dans notre vie quotidienne.
Il est vrai que la monnaie est souvent liée à la cupidité, au pouvoir et à la domination; ceux qui obéissent à ces penchants comprennent très bien comment l’employer à leurs fins, mais les autres peuvent n’en être que plus rebutés à l’idée d’en faire l’étude.
Il est vrai aussi que la monnaie est associée à un univers de chiffres, d’objets comptables et mathématiques manquant de chair, bien loin du concret de notre univers physique. Mais c’est là tout le problème : l’argent ne doit pas rester déconnecté de l’organisation du travail humain et du monde physique. Dans le cas contraire nous courons à la catastrophe, et les effondrements monétaires ne manquent jamais de provoquer des dommages similaires à ceux d’une guerre, voire une guerre tout court comme nous l’avons vu au siècle dernier.
On dit volontiers que l’argent n’a pas d’odeur. En vérité, il les a toutes : celle du travail, celle du vol, celle de la paix, celle de la guerre, celle du partage.
Il y en a une en particulier qu’il est bon d’apprendre à sentir : l’odeur du futur.
C’est l’objet des articles qui vont suivre.